« [Les perversions narcissiques] descendent en ligne directe des refus du deuil originaire ; elles émanent, non sans une certaine morgue, des dénis et des évictions de tout conflit intérieur. Elles font faire au sujet des économies de travail psychique, dont la note est à payer par autrui. » (Racamier, 1992, p. 279)
Nous avons vu, dans la série d’articles précédents, l’importance du deuil originaire dans la pensée de Racamier et de sa théorie de la perversion narcissique. Pour autant et à moins de lire des publications spécialisées sur le sujet (et encore), vous n’en entendrez pas parler dans un article de vulgarisation. Or, il est impossible de comprendre la notion de pervers narcissique sans connaître celle de deuil originaire. Une fois que l’on a dit ceci, le lecteur est à même de comprendre que la mode qui entoure cette expression remplit parfois l’office d’une nouvelle figure du mâle diabolique, et ce, toujours au détriment des « vraies[1] » victimes de ce fléau.
Encore une fois, répétons-nous, le pervers narcissique premier nommé est l’expression choisie par Racamier pour désigner le mouvement pervers narcissique ou le mouvement perversif ou plus simplement, et de façon plus générale, le mouvement pervers qu’il définit ainsi :
- Le mouvement pervers narcissique : façon organisée de se défendre de toutes douleurs et contradiction internes et de les expulser pour les faire couver ailleurs, tout en se survalorisant, tout cela aux dépens d’autrui et non seulement sans peine, mais avec jouissance.
- Perversion narcissique : aboutissement et destination du mouvement pervers.
- Définition résumée : façon particulière de se mettre à l’abri des conflits internes en se faisant valoir aux dépens de l’entourage[2].
D’où également le concept de perversion narcissique qui « définit une organisation durable ou transitoire caractérisée par le besoin, la capacité et le plaisir de se mettre à l’abri des conflits internes et en particulier du deuil, en se faisant valoir au détriment d’un objet manipulé comme un ustensile et un faire-valoir[3] ».
Ces propos sont clairs, pourtant, à lire la plupart des articles qui abordent le sujet du pervers narcissique sous la caution de Racamier et à faire le constat de sa popularité, nous avons le plus grand mal à reconnaître sa pensée et ses théories. C’est par de tels exemples que l’on peut constater la faillite de l’esprit critique dans notre société. Et qui dit manque d’esprit critique dit aussi perte de liberté.
Le pervers narcissique sera celui qui, de par ses actions et ses conduites, va initier, de façon durable ou transitoire, un mouvement pervers. À ce titre, il en a la pleine et entière responsabilité et bien que le portrait d’un tel individu soit brossé à grands traits dans la plupart des médias, il faut avouer que cela ne correspond que très superficiellement à la réalité clinique qu’a tenté de décrire Racamier. Le problème, c’est qu’à force de trop se concentrer sur l’individu « pervers narcissique », on finit par passer à côté de l’essentiel qui est le processus de deuil expulsé et ses moyens de transport. Il faut donc le redire : « le plus important dans la perversion narcissique, c’est le mouvement qui l’anime, et dont elle se nourrit[4]. »
Ainsi et selon Racamier, « trois sortes d’exportations défensives concourent – à [sa] connaissance – à la mise en place d’un mouvement pervers.
– Le deuil et la dépression, amalgamés puis expulsés. […] il consiste dans l’expulsion, par voie de dilemmes et autres disqualifications actives, d’une douleur de deuil rejetée, déniée, défigurée, dégradée et finalement transvasée ;
– Le clivage colmaté (…). On n’aura pas de peine à se rappeler comment la « fausse innocente » se fait « agrafer » sa brèche interne par les soins d’un entourage séduit et sidéré ;
– La projection paranoïaque : nous allons très prochainement assister à son passage, mais l’on sait déjà qu’elle consiste pour le projeteur à jeter son dévolu sur une « victime », qui va devenir l’hôte du venin[5]. »
Oublions pour l’heure le clivage colmaté puisqu’il me faudra très certainement traiter de ce sujet dans un prochain article, car ce phénomène n’est absolument pas étranger à l’emballement médiatique que nous connaissons aujourd’hui autour de cette problématique (cf. note 1).
La projection paranoïaque se passe de commentaire : c’est d’elle qu’il s’agit la plupart du temps lorsque que nous observons des trollages haineux sur Internet.
Reste l’expulsion du deuil et de la dépression qui concerne au premier chef la perversion narcissique. C’est elle qui fait l’objet de cet article. Mais avant de passer en revue ces mécanismes d’expulsion psychique de deuil ou de conflit interne, revenons quelque peu sur le deuil pour en préciser les principes :
- Tout deuil est une blessure. Les blessures, on le sait, se referment. Mais c’est à une condition première ; qu’elles aient été ouvertes. Rien dans la psyché ne se termine, qui n’ait commencé.
- La remarque précédente s’impose pour les blessures narcissiques ; ce sont celles-là qui, n’ayant jamais été vraiment ouvertes, ne se referment jamais.
« Tout deuil est à la fois narcissique et objectal ; en perdant un amour, on perd de soi. Lorsque le courant narcissique prévaut, les risques seront les plus grands que le deuil avorte ; une dépression s’ensuivra[6]. »
Racamier souligne ainsi les deux vecteurs – narcissique et objectal – que l’on rencontre dans le processus de deuil. Cela est essentiel puisque « ce sont évidemment les deuils les plus narcissiques dont les traces vont se retrouver autre part qu’au cœur du sujet qui aurait à le souffrir ». Autrement dit, ce qui s’exporte, c’est la douleur narcissique refusée par le sujet qui « fige » ou « déni » son deuil, mais « si le deuil figé ne se crie pas sur les toits, s’il empêche rarement la vie sociale[7] », il n’est pas sans conséquence somatique qui toutefois restent « enclos » chez l’individu endeuillé.
Tout autre est le deuil expulsé, car c’est « le domaine hautement mouvant du déni et du refus de deuil[8] ». C’est à partir de là que « deuil et dépression ne forment plus qu’un seul amalgame, magma, ou conglomérat, indistinct, tout prêt à l’agir, tout prêt à l’expulsion, tout prêt à se déporter. L’agir pourra s’effectuer d’un seul coup sur le sujet et sur son entourage, par tentative de suicide et par la voie du dilemme[9]… ». Tels seront la suicidose, les suicides par délégation (à ne pas confondre avec le suicide collectif), mais également les modes de transport intergénérationnel que sont l’enfant-cicatrice, l’enfant « bouche-deuil » ou « para-deuil », l’enfant « figurine » et de façon plus insidieuse le transexualisme, le « portefaix » ou le « figurant prédestiné ». Autant de situations d’expulsion de deuil que Racamier décrit et qu’il me serait trop long de résumer ici (cf. Le génie des origines).
Nous avons vu précédemment que « tout travail psychique doit se faire », et qu’en cas de refus, « ce qui n’est pas accompli par l’un devra quand même être fait. Il le sera par d’autres[10]. » C’est ici que nous abordons les principes et les méthodes de l’expulsion psychique. Cependant, « les expulsions et autres envois hors psyché, ces parcours littéralement extravagants, sont aussi puissants que mal connus[11] ». Et c’est peu de le dire, car ce sont bien ces expulsions psychiques qui contaminent et gangrènent, tel un psychovirus, infectant son hôte, notre société tout entière. Cette origine virale de l’hystéricisation de notre société serait à rapprocher des observations faites par Andrew Lobaczewski dans son livre La ponérologie politique, étude de la genèse du mal, appliqué à des fins politiques. D’un point de vue social, il serait en effet intéressant d’étudier la comorbidité de tous ces phénomènes lorsque certaines crises émergent[12].
Ceci dit, comment sont expulsés les deuils refusés et les amalgames de deuil et dépression ?
Au préalable, rappelons la loi de conservation du travail psychique : « Une loi qui ne connaît pas de défaillance veut qu’à toute tâche ou peine encourue par la psyché répond un travail qui incombe au moi. Cette loi s’applique évidemment au travail de deuil. Il en résulte en corollaire que tout travail psychique refusé par un moi sera supporté par d’autres épaules et d’autres personnes ; entre-temps, le poids s’en trouvera multiplié. Ce principe gouverne tous les processus d’exportation de deuils (ou tout aussi bien de peines ou de conflits)[13]. »
Dès lors, entre l’expulseur, l’expulsé et le portefaix un mouvement s’amorce et s’installe dans une perversion relationnelle par des modes de transport transpersonnel spécifiques. C’est ce que Racamier a nommé perversion narcissique. Il y a perversion, car outre le deuil ou le conflit interne extradé et l’organisation défensive qui en résulte basée sur un déni d’altérité, il y a également chez l’« expulseur de deuil » un plaisir d’emprise, de supériorité, de suprématie sur autrui, qui est un plaisir issu de la mégalomanie infantile.
L’expulseur
Ce « sujet, que l’approche du deuil fait trembler à ce point, ce sujet aura primitivement eu peur. En effet, il sera assez sensible pour sentir de loin l’odeur et la pique du deuil, mais ne se sentira pas assez solide en son moi pour en faire façon sans craindre de s’effondrer. Le moi en question aura précédemment déjà appréhendé une situation psychique de perte, mais, soit que cette perte première ait été terrible, soit que l’entourage familial ait exercé une surprotection propre à faire passer le moindre vent coulis pour une tempête, ce moi va se calfeutrer dans une épaisse couverture défensive[14]. » Cette défense anti-deuil dans laquelle s’enferre l’expulseur recours à deux forces motrices que sont le déni et le clivage. La mise en agir et l’expulsion se prépare.
Ce que fait ressortir cet énoncé, et qu’il faut souligner, c’est avant tout le manque de courage et la lâcheté de l’« expulseur de deuil » face au travail psychique qui lui échoit. D’où l’asymétrie de la relation qu’il engage avec son « portefaix » et le caractère « intentionnel » de son entreprise de déstabilisation mentale à laquelle il s’emploie.
L’expulsé
L’expulsé est à base de deuil et de dépression amalgamés qui les rendent totalement méconnaissable. « Cet amalgame devient dans la psyché comme un magma compact, flou, intouchable : comme une étoupe nauséabonde. […] L’amalgame de deuil et de dépression est donc défantasmé : vidé de contenu imaginaire ; défiguré : privé de formes psychiquement reconnaissables. Déjà prêt pour une opération : la mise en agir, il est prêt pour l’opération suivante : l’expulsion[15]. »
Dans ce court résumé sur le matériel psychique expulsé, nous percevons bien toute la difficulté d’intervention thérapeutique dans ce genre de situation puisque cet amalgame est inconnaissable sauf à y avoir été spécifiquement formé. Cet expulsé est manifeste dans toute relation d’emprise, d’où la nécessité « vitale » du concept de deuil originaire compte tenu de l’immensité du champ d’application de la pulsion d’emprise. Encore faut-il savoir comment il se manifeste et quels modes de transport transpersonnel il emprunte.
Les modes de transport transpersonnel
C’est le point culminant de toute la théorie de la perversion narcissique décrite par certains auteurs comme une pathologie du lien ou, mieux encore, comme une pathologie des agir de parole. Souvenons-nous que l’instrument majeur de la perversion narcissique est la parole. Ce qui ne signifie nullement que toutes paroles relèvent de la perversion narcissique, tant s’en faut, car « on ne peut avoir de raisonnement pervers là où le raisonnement vise la vérité[16] ».
Au-delà de l’identification projective bien connue des psychologues que Racamier préfère renommer plus justement injection projective, car elle porte uniquement sur les affects et s’effectue, selon lui, « d’une seule traite et en version originale, directement et à proximité[17] », cet auteur distingue un transport qui « ne se fait pas sur un affect, mais sur un processus ; et sur un processus déjà altéré, défiguré et mis en agir. Ce transport, à long terme, s’effectuera par la voie d’un comportement qui est interagi et manipulatoire. Ce comportement est à type de dilemme ou de paradoxe imposé à un tiers ; tels sont les moyens de transport privilégiés des deuils et dépressions refusés[18]. »
Ces dilemmes et paradoxes imposés à un tiers seront plus amplement détaillés dans la seconde partie de cet article, car leur nombre et leur variété demandent un plus long développement. Mais pour illustrer la différence qu’opère Racamier entre émission projective de tristesse et expulsion de processus amalgamés de deuil, « on pourrait faire dire : à l’émetteur d’affect : “Pleurez pour moi, s’il vous plaît, car ça m’est trop difficileˮ, et à l’expulseur d’amalgame de deuil : “Tourmentez-vous de par moi, je vous l’enjoins, car si j’avais de quoi pleurer, je le nierais, et de toute façon je m’y refuseraisˮ. Ainsi, non seulement les manœuvres d’expulsion transportent un travail qui a été refusé, mais elles en dissimulent ou travestissent l’objet, et si elles l’exportent elles le rendent impossible à faire par autrui, qui devient un “récepteur empoisonné[19]. »
Le « portefaix »
Sous la pression de conditions et de contraintes extérieures créant une situation propice, le « récepteur empoisonné » du processus amalgamé va devoir se charger d’un fardeau qui consiste « en une tâche obligée et infaisable » impliquant « une disqualification radicale du moi du destinataire. Il s’impose à lui comme une intrusion stupéfiante [on pourrait ici parler de sidération]. Ainsi l’exclusion exercée par l’expulseur hors de sa propre psyché va devenir une inclusion forcée à l’intérieur de la psyché du “portefaixˮ[20]. »
Cette inclusion forcée va provoquer des dévastations qui seront parfois « sans limites » : maladie auto-immune, troubles psychosomatiques et/ou psychiatriques, dépression, cancer, suicide, etc. sont le lot quotidien des « portefaix » qui n’ont pu s’extirper à temps des griffes d’un expulseur de deuil. Si ces voies de transport ciblent principalement un individu ou un groupe d’individus que l’on soumet à un harcèlement pour l’obliger à prendre en charge une dette dont il ne peut s’acquitter, elles peuvent également emprunter le chemin des idéologies (que l’on songe simplement aux totalitarismes du siècle denier… mais ceci est encore une autre histoire).
A suivre !
Philippe Vergnes
N. B. :
Pour illustrer cet article d’un cas clinique, lire notamment « Un cas de surdéfenses » par le Dr Maurcie Hurni.
[1] La notion de « vraie » ou de « fausse » victime agace certains, mais compte tenu de la campagne de désinformation qui est actuellement orchestrée et relayée dans les médias par ces « fausses » victimes qui nuisent aux « vraies » victimes de ce fléau, je consacrerais prochainement un article à ce sujet, car Racamier lui-même l’avait évoqué en parlant de la « fausse innocence ».
[2] Racamier, Paul-Claude (1992), Le génie des origines : psychanalyse et psychose, Paris : Payot, 420 p. (p. 284).
[3] Racamier, Paul-Claude (1993), Cortège conceptuel, Paris : Apsygée, 124 p (p. 59). (C’est moi qui souligne. Lorsque cette précision n’est pas apportée, les propos sont soulignés par l’auteur cité.)
[4] Racamier, Paul-Claude (1992), op. cit. (p. 280).
[5] Ibid. (pp. 281-282).
[6] Ibid. (p. 65).
[7] Ibid. (p. 65).
[8] Ibid. (p. 67).
[9] Ibid. (p. 67).
[10] Racamier, Paul-Claude (1992b), « Pensée perverse et décervelage », Gruppo n°8, Revue de Psychanalyse Groupale « Secret de famille et pensée perverse », Paris : Apsygée, p. 137-155, (cf. « Perversion narcissique et deuil originaire »).
[11] Racamier, Paul-Claude (1992), op. cit. (p. 69).
[12] C’est ce que font des auteurs tels que Vincent de Gaulejac, André Sirota, etc. au laboratoire de changement social à l’Université Paris Diderot au travers du développement d’une sociologie clinique.
[13] Racamier, Paul-Claude (1992), op. cit. (p. 69).
[14] Ibid. (p. 69).
[15] Ibid. (p. 71).
[16] Castel, Pierre-Henri (2014), Pervers, analyse d’un concept suivi de Sade à Rome, Paris : Ithaque, 144 p. (p. 34).
[17] Racamier, Paul-Claude (1992), op. cit. (p. 71).
[18] Ibid. (p. 71).
[19] Ibid. (p. 72).
[20] Ibid. (pp. 72-73).
L’arme fatale du pervers narcissique : la communication harcelante (2/2)